La notion de l’âgisme a été mentionnée pour la première fois par Robert N. Butler psychiatre et gérontologue américain, dans un ouvrage « Why Survive ? : Being Old in America » paru en 1975 pour dénoncer les discriminations que Butler a observé auprès de ses patients âgés. Celui-ci définit l’âgisme comme « un processus de stéréotypage systématique et de discrimination contre les personnes, parce qu’elles sont vieilles, tout comme le racisme ou le sexisme le fait pour la couleur de la peau ou le sexe (1)» (Butler, 1975, p. 12).
Aujourd’hui, l’âgisme renvoie aux stéréotypes et aux préjugés fondés sur l’âge qui concernent non seulement les « vieux / vieilles » mais aussi les « jeunes ». Selon l’enquête de l’organisation mondiale de la santé (OMS), un individu sur deux dans le monde ont une attitude âgiste. L’âgisme touche toutes les générations et a de profondes conséquences sur notre santé et nos systèmes économiques.
Le stéréotype désigne nos croyances sur les caractéristiques d’un groupe ou d’une catégorie sociale, ce qui n’est pas toujours négatif. Étant donné que ce sont des croyances du groupe, le stéréotype des « vieux » est différent d’une société à l’autre. Cependant, dans les pays occidentaux, on construit davantage de stéréotypes négatifs (malade, faible, rigide, déclin, etc.) que positifs (sagesse, expérience, etc.) concernant la vieillesse et les « personnes âgées » en opposant la valeur de jeunesse et de vieillesse. Certes, la peur de mourir, de tomber malade ou de perdre l’autonomie provoque un sentiment négatif à l’égard du vieillissement, mais surtout dans notre société qui met en valeur la productivité et la performance, les « vieux » et ceux qui les représentent provoquent souvent des stéréotypes négatifs. Les stéréotypes sur les « vieux » sont alors souvent attachés aux préjugés, c’est-à-dire un jugement de valeur marqué par l’émotion, susceptible de mener vers des comportements discriminatoires.
La formation du stéréotype et du préjugé fondés sur l’âge et l’intériorisation de la valeur « jeunesse » (le sentiment d’infériorité lorsqu’on n’appartient plus à la catégorie « jeune ») passe par différents modes. Ainsi, Odile Plan et al. révèlent trois niveaux de manifestation de l’âgisme (2).
Trois niveaux de manifestation de l’âgisme :
1. L’âgisme institutionnel :
Il s’agit d’une forme d’âgisme qui s’inscrit dans les lois, les normes sociales, les politiques et les pratiques des institutions. Cela concerne les domaines de l’emploi, des soins de la santé ou des services, etc.
Exemples de l’âgisme institutionnel :
- Refus ou moins de propositions sur les formations professionnelles dans les tranches de l’âge entre 55-59 ans et 60-64 ans.
- Refus de l’embauche, rémunération bas, contrat en temps partiel en raison de l’âge.
- Refus d’un prêt ou d’une vente des produits en raison de l’âge.
- Refus d’une assurance de voyage à cause de leur âge. Augmentation de la cotisation sur assurance auto et assurance santé.
- Diffusion de l’image qui valorise la jeunesse. Ex. crème « anti-âge ».
De même, les discours publics et les politiques gouvernementales insistent sur la valeur de l’indépendance des seniors (l’injonction de « bien-vieillir ») en renforçant l’utilité sociale comme l’éthique (3). Cela entraîne la dévalorisation des individus qui ne « contribuent » pas à la société, car ils sont dépendants, malades, handicapés ou improductives.
2. L’âgisme interpersonnel :
Il s’agit de l’âgisme provoqué dans les interactions entre deux ou plusieurs personnes. Parler fort, lentement ou faire quelque chose à sa place sont une attitude présupposée que les personnes âgées ont des problèmes auditifs, cognitifs, etc. Cette réaction de l’over-accommodation (4) contribue à l’étiquetage des personnes incapables, affaiblies. Face à ces comportements, la personne s’identifie comme une « vieille » incapable et se comporte comme telle (ex. Étiquetage sociale d’Howard Becker (5))
3. L’auto-âgisme :
L’auto-âgisme signifie l’auto-élimination, l’auto-exclusion aux aspects de la vie sociale lorsque les personnes se dévalorisent à cause de leur âge. Elles évitent de participer à certaines activités (travail, loisir, etc.), de poster leur candidature à un emploi et en dehors du travail (ex. activité associative), de fréquenter un endroit « pour les jeunes » ou d’arrêter certaines pratiques (ex. conduite d’une voiture). Ces comportements sont dus à la crainte d’être considérés comme n’étant pas « à leur place », d’être jugés « incapables » à cause de leur âge avancé.
Le stéréotype et le préjugé sont une manière de voir l’autre comme appartenant à un groupe autre que le sien. Pourtant, à la différence du sexisme ou du racisme, l’âgisme concerne tout le monde puisque l’on vieillit tous un jour. De même, on est catégorisé comme des « vieux » dans un groupe composé de la population plus « jeune ». Les préjugés sur le vieillissement et sur les « vieux » vont alors être dirigés contre soi. L’intériorisation de la valeur accordée à la jeunesse est un facteur de la dévalorisation de soi dans le processus du vieillissement.
Le rapport de l’OMS a montré qu’une mauvaise estime de soi due à l’âgisme impacte la santé physique et psychologique des personnes. Une dévalorisation de soi associée au vieillissement peut conduire une personne à négliger sa santé. Elle risque de contribuer aux dégradations cérébrales (l’accumulation de plaques et d’enchevêtrements et la réduction du volume de l’hippocampe).
Nombreuses études ont révélé que les stéréotypes sur le vieillissement chez les professionnels de la santé entraînent l’inégalité de l’accès au soin chez les personnes âgées. À partir d’un certain âge, les patients reçoivent moins de traitements préventifs que le reste de la population (ex. moins de sollicitation aux dépistages, moins de propositions pour les reconstructions mammaires comparativement à des patients plus jeunes (6)). Certains symptômes sont banalisés en raison de l’âge et traités différemment par rapport aux autres classes d’âges (ex. La dépression des personnes âgées est traitée moins que le reste de la population à cause du stéréotype « les vieux sont dépressifs » (7)).
Les stéréotypes et les préjugés conduisent ainsi aux discriminations. Le fait de traiter une personne différemment sans raison valable en fonction seulement du critère de l’âge est puni jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.
D’après Juliette Rennes « On tend à qualifier d’âgiste le fait de juger un individu trop jeune ou trop vieux pour accéder à un bien social (une activité, un service, une prestation, un droit…), sans prendre en considération ses aptitudes et ses aspirations » (l’entretien dans Le Monde du 21 février 2021)
L’âge est un indice qui peut aider un diagnostic et appliquer un traitement adapté, mais il n’est pas suffisant pour justifier la pertinence des traitements médicaux. Le seul critère de l’âge n’est pas suffisant pour connaitre les capacités d’un individu pour exercer des activités. Le vieillissement désigne des modifications d’ordre physique et psychique qui commencent dès la naissance. Le rythme de cette évolution varie selon les individus. Non seulement, l’être humain a une capacité d’adaptation et de compensation, mais surtout tous les individus, quelque soit leur âge, doivent toujours pouvoir déterminer d’agir librement et de faire leurs propres choix.
1- Bulter R. N. (1975) Why Survive? Being Old in America, New York ( NY ), Harper & Row. P.12, cité par Juliette Rennes (2019), « Déplier la catégorie d’âge. Âge civil, étape de la vie et vieillissement corporel dans les préjudices liés à l’âge », Revue française de sociologie, 2019/2, Vol. 60
2 -Odile Plan, Katerina Zekopoulos, Sophie Dancourt, Nicole Raoult (2022), « L’AGISME », Pour, 2022 /1 N° 242
3 – Michel Billé, Didier Martz (2018), La tyrannie du « Bienvieillir » : Vieillir et rester jeune, Paris, Érès, Bernard Ennuyer (2022), « La société inclusive : ‘‘élément de langage’’ ou vrai projet de lutte contre l’exclusion ? », Gérontologie et société, 2022/1, vol. 44, n° 167
4- Dam S., Joubert S., Missotten P. (2013), « L’âgisme et le jeunisme : conséquences trop méconnues par les cliniciens et chercheurs ! », Revue de Neuropsychologie, 5(1), 4-8
5- Howard S. Becker (1985), Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Éditions Métailié
6-Madan AK, Cooper L, Gratzer A, et al. (2006), « Ageism in breast cancer surgical options by medical students. » Tenn Med, 99 : 37-8, 41. Madan AK, Aliabadi-Wahle S, Beech DJ. (2001) « Ageism in medical students’ treatment recommendations: the example of breast-conserving procedures. », Acad Med, 76 : 282-4.
7- Lucio Bizzini (2007), « L’ÂGISME. Une forme de discrimination qui porte préjudice aux personnes âgées et prépare le terrain de la négligence et de la violence », Gérontologie et société, 2007/4 vol. 30 / n° 123