De la conscience de l’âgisme à la production d’une société durable pour tous.

 

Par Colette Le Petitcorps

C’est le moment opportun de prendre pleinement conscience de l’âgisme qui gouverne la place que chacun occupe dans l’organisation économique et sociale actuelle. On a aujourd’hui sous nos yeux l’évidence des conséquences létales d’un système idéologique qui classe et accorde des traitements différenciés aux individus d’après leur âge. En Italie et en France, on a vu qu’en cas de saturation des services hospitaliers, des patients infectés par le Covid-19 de plus de 75 ans, ou parfois de plus de 70 ans, n’étaient plus pris en charge par les hôpitaux ou n’étaient plus intubés. Le tri des patients selon l’âge a été justifié par un avis médical anticipant le peu de chances de guérison des plus âgés : on a alors pu parler de morts inévitables et de morts acceptables[1]. Il est toutefois bon de rappeler que les cadres dirigeants du corps médical, ne sont pas au-dessus des constructions sociales et politiques dont dépend la façon dont tout un chacun interprète une situation : on se demande par ailleurs ce que « la mort acceptable » vient faire dans un protocole médical. La catégorie des plus de 75 ans est d’abord une catégorie sociale qui émerge en France dans les années 1980 : elle vient désigner les grands vieillards dont l’état est nécessairement vu comme pathologique. Sur cette catégorie s’élabore une nouvelle politique médico-sociale de prise en charge des « personnes âgées dépendantes », comme le souligne le sociologue Bernard Ennuyer[2]. 75 ans constitue selon lui l’âge pivot à partir duquel l’agenda politique passe d’une visée d’inclusion sociale des individus, à celle de leur traitement uniquement médical et assistantiel.

On éprouve dès lors des difficultés à penser que les caractéristiques du vieillissement, et en particulier la baisse des capacités physiques, soient le produit d’un processus social agissant sur le biologique. Cette difficulté cognitive résulte d’une histoire de la domination, elle aussi très vieille, qui a tenu à trouver une cause naturelle dans la place que les groupes d’individus occupent dans les rapports sociaux : il en a été ainsi de l’âgisme, comme du racisme et du sexisme[3]. Sans surprise, on pourrait revenir à l’argument de la nature pour légitimer le fait de laisser mourir des vieilles et des vieux qui, sans le « progrès » de la médecine, ne seraient de toute façon plus de ce monde. Si l’on se débarrasse à présent de notre cataracte issue de ce discours sur la nature des vieilles et des vieux, apparaît alors la cause matérielle pour laquelle la catégorie des « personnes âgées dépendantes » a été conçue et motive un traitement médical différencié. 75 ans est le seuil au-delà duquel le politique considère l’individu comme improductif. L’improductif, à savoir celle ou celui dont le travail ne permet pas de constituer du profit, est par définition surnuméraire, de trop, un coût pour la société dont l’économie est fondée sur l’accumulation de profit. Au summum d’une économie sans éthique où tous les aspects de la vie sont l’objet d’une marchandisation, les valeurs boursières des titres de certains groups d’Ehpad ont dernièrement augmenté, sans que les morts en leur sein n’aient une quelconque incidence sur ce fait. Notre système montre aujourd’hui les limites de ses capacités à penser la reconstitution de l’énergie de tous les membres de la société : ceux qui travaillent aujourd’hui, ceux dont le travail est à venir (les enfants), et ceux dont les produits du travail font nos ressources présentes. Il échoue en quelque sorte à remplir la base de tout système économique : la reproduction de la société avec toutes ses parties prenantes. Il met donc en péril notre survie à tous. L’approche paternaliste protectrice des personnes âgées, qui leur imposerait un abonnement illimité au confinement, ne parvient guère à corriger l’incapacité de notre système à faire société durablement, humainement, pour tous. En les privant de leur puissance d’agir, elle renforce leur sentiment d’inutilité sociale. La boucle est bouclée : l’inutilité sociale ramène à l’improductif, l’improductif à la mort acceptable.

Comment réintégrer l’ensemble des êtres composant notre vie sociale, après le passage de l’âgisme et des autres dominations qui nous ont fragmentés ? C’est avec cette question à l’esprit que notre association déploie ses actions de solidarité intergénérationnelle sur le territoire poitevin et châtelleraudais. Après 7 ans de lutte contre l’isolement social des personnes âgées, nous avions les ressources humaines pour être prêts face à la crise sanitaire. De l’aide aux courses s’est rapidement mise en place pour 150 personnes en difficulté (personnes âgées, personnes ayant un handicap, personnes atteintes du Covid-19), ainsi que des appels téléphoniques conviviaux pour 160 personnes âgées et personnes ayant un handicap, afin de maintenir le lien humain dans les nouvelles circonstances. Nous ne nous sommes jamais contentés d’apporter de l’aide. Nous sommes plutôt un réseau d’entraide où chacune et chacun éprouve du plaisir à se sentir utile, à partager un brin de cosette et à s’impliquer dans un collectif, ce qui constitue par ailleurs des besoins fondamentaux de l’humain. On a aussi voulu plus : on a voulu en savoir davantage sur le ressenti du confinement par les personnes âgées intégrées à notre réseau d’entraide. On a voulu écouter leur parole sur la situation présente inédite ; connaître les pratiques de solidarité mises en place dans leur environnement immédiat ; et identifier les personnes les plus fragilisées par la crise sanitaire et sociale. Nous avons pour cela été une quinzaine de bénévoles à mener notre petite enquête par téléphone auprès de 70 personnes entre les 9 et 18 avril. L’enquête est encore en cours auprès de 80 autres personnes. On révèle aujourd’hui des premières données collectées auprès de 50 personnes âgées entre 60 et 95 ans, venant de divers quartiers de Poitiers.

Quelques résultats d’enquête sur le confinement vécu par des personnes âgées à Poitiers

Du bien-être : Un gros tiers des personnes que nous avons questionnées ne se sentent pas particulièrement isolées durant ces quatrième et cinquième semaines du confinement. Elles se disent en majorité confiantes vis-à-vis de l’accompagnement des personnes âgées pendant la crise sanitaire. Outre le fait que les contacts téléphoniques avec leurs enfants et petits-enfants soient réguliers, elles se trouvent au cœur du développement de formes de solidarités locales. Des voisins ont proposé leur aide pour aller chercher les courses ; il y a même des apéritifs entre voisins qui se sont faits en jardin et en respectant les distances de sécurité. Les pharmacies du coin livrent les médicaments à domicile des personnes dont la santé présente des risques majeurs face à une contamination du Covid-19. « Que les gens soient plus solidaires. Des organisations se sont mises en place maintenant, c’est bien, il faut que cela dure ! » estime Françoise, 84 ans. En effet, prendre connaissance de ces facteurs de bien-être permet d’avoir des sources d’inspiration pour maintenir et renforcer les solidarités de quartier au moment du déconfinement. On note que la moitié des personnes de ce groupe non isolé vit en couple. Bien qu’elles soient plutôt confiantes quant à la gestion de la crise, le traitement des personnes âgées dans les Ehpad est à plusieurs reprises évoqué sous les termes de « l’horreur » et du « scandale ». Toute envie de partir en maison de retraite a été définitivement refreinée : « Mon fils est médecin, gériatre, il me déconseille d’aller en Ehpad car l’espérance de vie n’est pas longue » nous dit l’une de nos interlocutrices. Ces personnes plutôt bien portantes aux premiers temps du coronavirus ont conscience de l’inégalité des accès aux ressources dont disposent les personnes âgées dans la société française.

Pour un petit tiers des personnes interrogées, le confinement a en revanche créé un sentiment de bascule dans l’isolement social. Il n’y a pas vraiment de régularité d’âge dans ce groupe, puisqu’on trouve autant de personnes de 70 que de 80 ou de 90 ans. En revanche, sauf exception, il s’agit de femmes vivant seules, principalement en appartement. Elles ne sont en majorité pas confiantes vis-à-vis de la prise en charge des personnes âgées durant la crise sanitaire. Le premier facteur qui permet de comprendre cette plongée dans l’isolement social n’est pas l’absence de contacts de la part des membres de leur famille, mais la restriction drastique des déplacements dont elles avaient l’habitude avant le confinement. Pour certaines d’entre elles dont les pratiques de mobilité étaient dynamiques, conduire d’un département à l’autre pour aller voir leurs enfants était une liberté qui leur manque énormément. Elles étaient aussi impliquées dans des associations où elles y retrouvaient leurs ami.e.s régulièrement. D’autres ont supprimé toutes leurs mobilités à l’extérieur, y compris les balades, parce qu’elles ne sont pas rassurées sans la possession de masque ou parce qu’elles ne sont pas bien renseignées sur le fonctionnement des attestations (n’ayant pas internet le plus souvent). Ces personnes expriment aussi un sentiment d’insécurité sanitaire provoqué par l’annulation de leurs rendez-vous chez des médecins spécialistes. Elles n’ont même pas eu d’humains au téléphone pour les informer du report du rendez-vous. Si la grande majorité de nos enquêté.e.s a eu facilement accès aux services de leur médecin traitant, une dizaine d’entre eux ont vu plusieurs de leurs soins interrompus : une chimiothérapie pour l’une, une visite de contrôle après une opération de la cataracte ou le remplacement d’une pile du cœur usée pour d’autres par exemple. Certaines pharmacies du quartier de ces personnes ne livrent pas non plus les médicaments à domicile. Des personnes de ce groupe s’estiment donc faire partie des personnes âgées qui sont dans l’ensemble « délaissées » : « la personne âgée est le parent pauvre de la médecine » dit Alice. « On est considéré comme inutiles et comme plus rentables, avec tous les services qu’on a pourtant rendus ! » conclut Marie.

Enfin, pour la bonne dizaine des personnes restantes, leur isolement social s’est aggravé avec le confinement. Toutes vivent seules dans leur logement et la majorité sont à nouveau des femmes. Si leur famille maintient plus ou moins des contacts avec elles, c’est le veuvage proche ou lointain qui a été vécu comme un moment de rupture dans leur vie sociale. Le confinement ravive dans plusieurs cas des sensations de grande solitude éprouvées au veuvage, en l’absence d’un contact physique avec les enfants et les ami.e.s. La restriction de leur mobilité a les mêmes effets que pour le groupe précédent. L’insécurité sanitaire est aussi ressentie par le fait que toutes les consultations médicales de suivi de traitement sont annulées. Ce qui les démarque en revanche des deux autres groupes est leur tendance dans leur prise de parole à minimiser leurs problèmes. Elles sont aussi extrêmement reconnaissantes du soutien moral et humain que leur apporte notre association. « Y en a qui sont plus à plaindre », « je voudrais dire merci à tous ceux qui nous aident » sont des expressions revenues plusieurs fois qui nous ont marquées. Le regard porté sur la place des personnes âgées dans la société est des plus pessimistes, « c’est un peu comme si plus vite tu seras partie, plus vite la place sera libre », comme l’entrevoit Chantal. Malgré cela, ce sont les personnes de l’enquête qui s’avèrent les plus volontaires dans le partage de leur savoir et de leur temps avec les autres : « je voudrais bien faire les courses pour quelqu’un qui ne peut pas sortir, ou accompagner quelqu’un à un rendez-vous stressant par exemple », propose Nicole, 73 ans ; « j’ai un don pour la couture que j’aimerais partager », annonce Muriel.

Et quelques perspectives

On terminera sur ces notes positives d’une envie de partage. Nombreux sont nos interlocutrices et interlocuteurs qui ont très clairement formulé de vives attentes dans un avenir où nos retrouvailles en chair et en os seront joyeuses. Par nos pratiques, nos recherches et la petite communauté que nous construisons peu à peu autour du principe fort de la solidarité intergénérationnelle, nous forgeons en effet nos capacités à « comprendre, interpréter et faire remonter les attentes venues des territoires », comme le souligne le président du Conseil Scientifique Jean-François Delfraissy à propos des organisations de la société civile[4]. Nous sommes prêts à participer à la démocratie sanitaire et à faire bénéficier de notre expertise locale ciblée sur la solidarité intergénérationnelle : pour éradiquer l’épidémie, avec la confiance de la population. Nous voulons aussi une véritable circulation et écoute de tous les savoirs. Hier, une dame de 87 ans me racontait au téléphone qu’elle confectionnait des masques en tissu pour ses fils. Ancienne couturière, et donc ingénieuse, elle a ajouté au désormais classique masque en tissu, une couche de molton pour gagner de l’épaisseur, et un coton très fin récupéré d’un rideau de lit de coin de ses grands-parents pour que le contact soit agréable à la bouche. Elle me dit ne pas comprendre pourquoi la France n’a pas dès le début produit des masques en tissu réutilisables qu’on aurait fait bouillir à la lessiveuse à 80°C, ce qu’elle faisait d’ailleurs pour les habits de ses enfants lorsqu’ils étaient petits. On remarquera d’une part que cette femme continue en fait de produire, et dans un but social, pour ses enfants et donc pour la société. Elle possède d’autre part un savoir, profane, de ménagère ou tout simplement de « femme » dira-t-on. On voit déjà d’ici les « savants » se gausser d’un tel bon sens apparemment anecdotique. Il faudra toutefois bien admettre la logique implacable de ce raisonnement qui consiste à puiser dans les expériences passées du travail professionnel, domestique et social, les moyens d’avancer et de créer dans les nouvelles situations qui se présentent. C’est bien de ces ressources humaines de nos aîné.e.s que l’on ne veut ni ne peut sous aucun prétexte se passer, afin de produire une société durable pour tous.

Colette Le Petitcorps, pour le pôle recherche-action du CIF-SP, Solidaires entre les âges.

[1] https://www.mediapart.fr/journal/france/200320/les-services-de-reanimation-se-preparent-trier-les-patients-sauver

[2] Bernard Ennuyer, Les malentendus de la dépendance. De l’incapacité au lien social, Paris, Dunod, 2004.

[3] Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de nature, Editions Côté-Femmes,1992.

[4]https://www.mediapart.fr/journal/france/220420/le-president-du-conseil-scientifique-demande-d-impliquer-la-societe

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